CHANTIER D’IRRIGATION AU MAROC
- Cela ne marchera jamais… Peut être chez toi, en France, mais pas ici ! Il fait trop chaud. Tu vas faire mourir mes arbres…
Nous nous tenons sous le rideau d’eucalyptus, à la lisière du carré d’orangers, au cœur du domaine. L’anti-atlas nous surplombe, vibrant de chaleur. Nous sommes à l’extrémité de la plaine du Sous, au sud du Maroc, pas loin de Taroudant. Farid me parle dans un mélange d’arabe, de berbère et de français. Je lui réponds comme je peux, avec beaucoup de gestes. Il a toute une rangée de dents en or et il passe du sourire à l’interpellation pleine de colère.
- Et on va donner à boire à cet arbre avec ce tuyau…
Farid brandit un bout de tube plus fin que son petit doigt sur lequel il me montre un drôle de petit manchon en épaisseur, le goutteur. C’est de là que la goutte doit tomber, la goutte qui doit donner à boire à son arbre, car il s’agit bien de « son » arbre. Farid soigne son carré d’orangers comme s’il en était propriétaire, avec amour et jalousie. Il les soigne depuis qu’il est rentré au service du domaine, tout jeune. Le voilà tout ridé et courbé sur cette terre qu’il aime et à laquelle il a tout donné, avec ses sandales en cuir de dromadaire, son pantalon qui tirebouchonne, retenu par la ficelle qui tient lieu de ceinture, son torse maigre et son chèche enroulé sur la tête. Il me regarde de ses yeux plissés. Il s’inquiète de me voir arriver, moi, jeune français de là-bas, qui ne connais rien à ses orangers.
- Chouf… Regarde… C’est pas possible ! Regarde comment on fait ici.
Je le sais bien, comme il a l’habitude de faire, comme il a toujours fait. Farid tient à la main sa houe, une sorte de pelle en forme de pioche large, son outil à tout faire, fouiller les tranchées, désherber, aplanir. C’est avec sa houe qu’il creuse les rigoles, qu’il guide l’eau vers les carrés d’agrumes, arbre par arbre. Il me montre d’où l’eau doit venir, de la seguia, le canal d’irrigation qui l’amène depuis l’oued ou depuis le puits. C’est là qu’il en dévie le courant avec une planche, qu’il crée un débordement vers ses rigoles de terre. Avec sa houe, il guide le précieux liquide par de petits murets successifs jusqu’à noyer le pied de chaque arbre dans une cuvette circulaire de la largeur d’un homme. Les pieds dans l’eau et dans la boue, la tête au soleil, il veille à ce que chacun reçoive sa ration par une rotation savante qui donne à boire à chaque arbre une fois par semaine, au mieux, selon la disponibilité de l’eau qu’il faut distribuer de façon équitable.
- Et tu voudrais qu’on amène toute l’eau dans ce petit tuyau… Tu vas les faire mourir de soif, mes arbres !
Il a raison Farid ! Mon projet parait complètement fou… Toute cette eau nécessaire à l’arbre apportée par un tube de seize millimètre, parce que j’en connais le diamètre avec précision. Pour aggraver mon cas, il ne s’agit pas que d’un arbre : ce tuyau tout petit, il en alimente toute une rangée. J’en ai calculé la longueur, plusieurs dizaines d’orangers !
J’ai découvert le domaine il y a six mois, quatre cents hectares d’agrumes, des orangers, des citronniers, des pamplemoussiers, quatre cents hectares d’un seul tenant, avec cinq puits pour l’alimentation. Le domaine appartient au roi. Hassan II en a beaucoup des domaines comme celui-là, répartis dans tout le Maroc, du nord au sud, et de l’est à l’ouest. Ce domaine de Taroudant est un fleuron, un modèle d’organisation, une terre qui a été plantée du temps du protectorat et que les gérants français restés au Maroc ont maintenu dans l’état, l’alignement des brise vents, l’ordonnancement des arbres, l’entretien des pistes, la taille des arbres, l’agencement des pompes, le nettoyage des seguias, tout un monde structuré autour du douar central, une masse de bâtiments construits en terre séchée, en carré autour d’une grande cour, avec le logement des ouvriers, les magasins et les entrepôts, les bureaux. C’est un motif de fierté pour Farid de travailler là, et de travailler pour le roi.
- Peut-être chez toi, cela marche… Mais pas ici, au Maroc. Il fait trop chaud… Tu vas faire mourir mes arbres !
Farid insiste. Il a lâché le petit bout de tuyau. Il s’est accroupi au pied de l’eucalyptus, et il souffle doucement sur son canoun, le pot de braises sur lequel il a posé la théière. Il la bourre de feuilles de menthe fraîche, de la menthe qui vient de son jardin. Je m’accroupi en face de lui. Il se tient les genoux écartés, les fesses posées sur les talons. Ses gestes sont précis. Il pourrait rester comme cela pendant des heures à palabrer sans le moindre signe d’inconfort. Je sais que moi, au bout de quelques minutes, je ressentirai des crampes dans les mollets, dans les genoux, et qu’il faudra que je cherche une autre position.
Quand je suis arrivé sur le domaine, il a fallu que j’en fasse le plan exact : Dans le bureau du gérant, il n’y avait, punaisée sur le mur, qu’une carte des secteurs, avec le nombre d’arbres pour chaque carré, mais pas à l’échelle. Savoir avec précision combien de mètres séparait tel puits du carré numéro douze n’avait pas d’importance pour l’exploitation. Les dénivellations non plus n’étaient pas connues. Savoir qu’une pente existait suffisait pour laisser courir l’eau de la seguia. J’avais donc du tout arpenter, déroulant mon fil pour connaître les longueurs, mesurant les angles, évaluant les pentes. Parcourant ainsi les pistes et les allées j’avais fait la connaissance de chacun, les contremaîtres, les chauffeurs, les mécaniciens, les ouvriers. Je ne bouleversais encore rien. Ils me regardaient passer avec mes instruments rudimentaires sans se douter un seul instant de ce qui se tramait. Je buvais le thé à la menthe accroupi au coin des brises vents. J’écoutais leurs histoires et j’essayais de trouver les mots pour leur expliquer mon travail. Je sentais qu’ils ne comprenaient pas grand-chose. Je m’intéressais à eux et ils m’accueillaient, simplement. Ils étaient fiers de leur domaine, ils me montraient leurs arbres, ils me faisaient écouter le murmure de l’eau.
Quand les premiers camions sont arrivés, chargés de gros tuyaux, de rouleaux de tubes, de filtres, de raccords, de toute une machinerie compliquée, tous se sont rassemblés. J’avais fait mes plans, calculé mes pertes de charges, dessiné un maillage compliqué, une vaste toile d’araignée sur les quatre cents hectares, un capillaire de tuyaux, un réseau de canalisations enterrées, une trame qui devait réunir les différents forages, car il avait été prévu de creuser plus profond pour chercher l’eau : Les vieux puits n’allaient plus assez loin dans la nappe phréatique, la ressource s’épuisait. J’avais dressé l’inventaire de tous mes besoins, depuis le tube de quatre cents jusqu’à la vannette de purge, en passant par les pots de colle et les manomètres. Tout ce matériel rangé dans les entrepôts bien gardés, chacun repartit vaquer à ses occupations sans plus trop y penser : « On verra bien… Inch Allah ! »
Quand les foreuses sont arrivées et se sont mises au travail dans un grondement mécanique en remuant beaucoup de terre et de boue, et surtout quand nous avons commencé à tracer et à creuser pour enterrer les canalisations, les palabres ont commencées. Nous avions recruté une centaine d’hommes dans les villages environnants pour faire les tranchées, plus d’un mètre de profondeur sur autant de large, alignées sur des kilomètres. C’était un grand remue-ménage qui coupait les pistes, traversait les carrés, bouleversait le paysage. Je me tenais au milieu de tout cela, jeune ingénieur, français de là-bas, tôt le matin pour lancer le chantier, avec mon short et la chemise défraîchie, mon chapeau pour le soleil, et un cahier à la main sur lequel j’avais mes notes, mes plans chiffonnés à force d’être déroulés à même le sol. Ils m’accueillaient toujours. Je buvais toujours le thé, en plus grande quantité parce qu’il me fallait maintenant me lancer dans beaucoup d’explications avec des gestes, des croquis sur la poussière, dans un sabir qui les faisait rire, et je riais avec eux. C’était un peu compliqué. Je me doutais qu’ils ne comprenaient pas bien mais l’eau continuait à couler dans les seguias. Je m’efforçais de ne pas trop perturber avec mes tranchées. Nos discussions se terminaient toujours par « Inch Allah ! »
Quand nous avons mis en eau les forages, il a fallu arrêter les pompes des vieux puits. La mécanique usée s’est tue pour laisser la place au bourdonnement des pompes immergées. Nous avons bâtis les stations de filtration : L’eau dans les goutteurs devait être débarrassée de toute impureté, du moindre grain de sable qui aurait pu boucher les micro orifices… Nous avons comblé les tranchées. L’eau coulait toujours dans les seguias, murmurait dans les rigoles de terre tandis que je menais mes premiers essais à blanc. J’avais un manomètre à la main pour contrôler les pressions, une pipette et un chronomètre pour mesurer les débits, une clé et un tournevis pour le réglage des limiteurs de pression. Je courrais d’un point à l’autre du domaine, vérifiant mes calculs faits six mois plus tôt. Jeune ingénieur, j’avais tout prévu, tout chiffré… Mes abaques me donnaient les pertes de charges avec précision : un débit de n sur une longueur de x, j’avais quatre bars à l’entrée, je me retrouvais avec trois bars trente quatre à la sortie, et je réglais mon limiteur de pression à trois bars… etc…
Les ouvriers, les mécaniciens, les chauffeurs, les contremaîtres me voyaient courir avec un peu d’affolement : je ne retrouvais pas mes pressions, je ne retrouvais pas mes débits ! Mes abaques auraient-elles été fausses ? Je recalculais mes pertes de charges, je faisais recreuser les tranchées pour contrôler le diamètre des canalisations. J’y passais mes journées. Je réglais un carré. Satisfait, j’allais au suivant pour constater que mon ajustement précédent y avait tout perturbé, et je sautais d’un carré à l’autre dans des dérèglements successifs. J’expérimentais la complexité. On m’avait appris qu’un système pouvait être décomposé en autant de sous-systèmes ayant chacun sa solution, et que la somme des solutions correspondait bien à mon objectif. La réalité du terrain était toute autre : mes sous-systèmes s’entrechoquaient, tout s’entremêlait et je ne maîtrisais rien. Les pompes de chaque forage s’équilibraient dans le maillage compliqué des canalisations… Il suffisait d’une poche d’air quelque part pour créer une perte de pression, et j’aurais été bien incapable de mettre le doigt sur le plan en proclamant : « elle est là ! ». La poche d’air se promenait là où elle voulait, et les ventouses dispersées sur le réseau pour permettre à l’air de s’échapper remplissaient plus ou moins leur office. Avais-je parcouru toutes les tranchées ? Un bloc de pierre laissé au fond, ou une grosse racine auraient pu provoquer un point haut, n’importe où… Et il était trop tard pour vérifier ! Je me trouvais perdu devant une inextricable toile d’araignée, un cauchemar de plombier.
Trop exigeant, trop perfectionniste… m’expliqua le gérant, un vieux « français du Maroc » qui en avait vu d’autres ! Tout mon système s’équilibrait, globalement, l’eau gouttait partout où je l’avais prévu, peut être pas exactement le nombre de gouttes dans ma pipette, mais en quantité suffisante ! La somme de mes calculs ne correspondait pas au résultat attendu, mais l’objectif était atteint. Alors pourquoi chercher plus loin ? Il me félicitait plutôt, m’encourageait à continuer sans désemparer. Avais-je le choix ? Je sentais bien que chez lui il n’y avait ni indulgence ni négligence, mais au contraire de la rigueur et du réalisme : Il s’adaptait à la complexité du terrain, aux problèmes multiples. Il se méfiait de la théorie.
- Tu vois, insiste Farid en versant le thé brûlant, la théière portée très haut pour que le jet tombe avec précision en moussant dans le verre. Tu vois, tu ne sais même pas combien de temps il faut laisser l’eau couler pour donner à boire à mes arbres. Il faudrait dix tuyaux comme celui là, et qui coulent depuis le lever du soleil jusqu’au coucher.
Il sentait chez moi de l’incertitude. Au départ, j’aurais eu peur qu’elle puisse me mettre à défaut. Au contraire, je constatais qu’elle me renforçait à ses yeux de vieil ouvrier agricole. Elle m’humanisait, elle donnait matière à discussion. Je n’étais pas l’ingénieur sûr de son fait, assis sur ses convictions. Bien au contraire, accroupi sur mes talons, je me balançais de devant et de derrière dans la recherche de la meilleure position. Je me lançais dans l’explication. Il était prêt à m’écouter.
- Tu as vu le bassin qu’on a construit… le bassin d’évapotranspiration… Le bassin rond en béton dans lequel on mesure la hauteur d’eau qui s’est évaporé dans la journée… Eh bien, un arbre, c’est comme le bassin, il transpire, il consomme de l’eau, et chaque jour, on peut dire la quantité d’eau dont il a besoin…
Farid hoche la tête. Il porte le verre à ses lèvres et boit bruyamment. Comparer un arbre à un bassin en béton ! Je dessine sur la poussière un arbre : le tronc, les branches, les feuilles. Je lui dis que les milliers de feuilles se font de l’ombre les unes les autres, qu’elles bougent au vent, et qu’on pourrait en les posant toutes sur le sol, se chevauchant plus ou moins, obtenir une surface moyenne. Avec mes mains, je mime les feuilles posées sur le sol entre nous. Un oranger comme celui-là, et je lui montre l’arbre le plus proche, on a cette surface, et je trace un cercle dans la poussière. Voilà… L’arbre évapore de l’eau, plus ou moins selon le vent, selon la température au soleil, et il en consomme pour pousser, pour faire ses feuilles et ses fleurs, pour faire mûrir ses fruits. Cela, on peut donc l’estimer, et je fais en balançant la main le signe « plus ou moins »…
- Et tu vas apporter toute cette eau que tu as calculée dans ce petit tuyau !
Je laisse le silence s’installer. Farid cogite. Je sirote le thé fort et sucré. Il m’en ressert un verre.
- On va mettre moins d’eau qu’avant ! Avec les tuyaux, tes arbres auront besoin de moins d’eau. Imagine… et je reprends mes dessins dans la poussière. L’eau, elle vient de la seguia. Elle coule à ciel ouvert. Déjà, elle commence à s’évaporer. Et puis après, tu la guide dans tes rigoles. Elle continue à s’évaporer… Et puis même si tu fais bien attention, la terre en boit déjà une partie. Regarde toutes les herbes qui poussent autour des canaux, et jusqu’au pied des arbres. Ces herbes, elles ont bue l’eau réservée aux arbres !
Farid opine de la tête, et je continue en changeant la position de mon genou droit qui s’ankylose. Je trempe mon doigt dans mon verre et je laisse tomber une goutte de thé sur le sol devant moi.
- Tu as vu cette goutte ? Elle a disparu aussitôt, bue par la terre. Où est-elle, maintenant ? A quelle profondeur ? Imagine que je laisse tomber une goutte, puis une autre, pendant des heures… Je trace sur la poussière les racines de l’oranger, et de l’endroit où la goutte est tombée, je dessine une poche de terre humidifiée. Les gouttes, elles, rentrent comme dans une éponge, elles se répandent, et les racines viennent chercher l’eau dans ce réservoir, et uniquement les racines de ton arbre. Tu prends ta houe, tu creuses sous le goutteur… Tu retrouves l’eau.
- Tu n’apporteras jamais assez d’eau…
- Maintenant, avec la seguia, tu amènes une grande quantité d’eau, dont une partie se perd, deux ou trois fois par mois… Après, c’est chaque jour que tu irrigueras, et si on met dans un seau toutes les gouttes qui tombent, bientôt, le seau déborde.
Je m’enhardie. Ses questions me rassurent parce que je connais les réponses. Farid pourtant regarde dans le vague. Je n’attends pas de nouvelles interrogations pour poursuivre ma démonstration.
- On a mis en eau les oliviers du palais royal de marrakech. Cela fonctionne très bien : Les arbres sont magnifiques… Ils se sont parfaitement adaptés au nouveau système… Et tout est propre dans les carrés, plus une herbe. Ce n’est plus nécessaire de passer le tracteur pour nettoyer… C’est tellement plus facile ! Il n’y a plus que des vannes à tourner… Plus besoin de remuer toute cette terre pour creuser les rigoles et les cuvettes autour des arbres…
- Tu veux encore du thé ? Interromps Farid. Je le sens ébranlé. Marrakech, ce n’est pas Taroudant ! Ici, quand le chergui souffle, il dessèche tout, il vient directement du Sahara, et il souffle souvent… Et puis des orangers, c’est plus fragile que des oliviers… Je les connais depuis des années, mes arbres. Ils ne pourront pas s’adapter.
- Les arbres, ils s’adaptent, et pour le chergui, on en tient compte. On mesure ce que le bassin a évaporé !
- Peut être, mais l’eau dans les tubes, ce n’est pas la même que dans la seguia. On ne la voit pas. Elle fait n’importe quoi : elle remonte même les pentes ! Il y a trop de tuyaux. Cela va tomber en panne. Tout va se boucher. L’eau, il faut la respecter, il faut l’écouter pour qu’elle puisse bien nourrir les arbres. C’est comme si je faisais bouillir le thé pendant deux heures, et que je ne mettais pas de sucre dedans, tu ne pourrais pas le boire ! Les arbres vont tomber malade. Les fruits ne seront pas bons. Personne n’en voudra…
Le silence s’installe. Je balaye de la main mes croquis dans la poussière. Je sais que Farid utilisera mon système de goutte à goutte sans faire plus de commentaires parce qu’il n’aura pas le choix : Il n’y aura plus d’eau venant par la seguia. Je sais aussi que s’il n’est pas persuadé de la qualité de la nouvelle technique, chaque petit problème deviendra un obstacle insurmontable et que bientôt tout se dérèglera, non pas par mauvaise volonté de sa part, mais par un acharnement du sort à prouver qu’on avait tord à modifier une méthode traditionnelle qui avait fait ses preuves. Je sais bien qu’il ne s’agit pas de l’herbe qui ne poussera plus sous les orangers et qu’il coupait pour son mouton, ou de l’eau de la seguia détournée vers son petit jardin pour arroser la menthe et les quelques sillons de légumes. Ces demandes là peuvent trouver facilement des réponses donnant satisfaction. Non, il s’agit de questions qui ne sont pas posées, d’interrogations inexprimées, de croyances bien ancrées. Je pourrais bien argumenter pendant des heures, donner toutes les preuves matérielles, expliquer toutes les causes et tous les effets, rien n’y fera tant que Farid n’aura pas donné du sens à ce que je lui propose. Donner du sens… L’air de rien, en me balançant d’un pied sur l’autre, je continue en poussant un peu plus loin la palabre.
- Je suis allé hier visiter le domaine voisin. Ils voudraient peut être un système comme ici. On a un peu discuté. Ils doivent abandonner deux carrés d’orangers parce qu’avec la seguia, ils n’ont plus assez pour le tour d’eau. Le niveau de la nappe a encore descendu. Il faudrait qu’il neige l’été dans l’Atlas pour réalimenter assez les nappes ! Avec le goutte à goutte, ils pourraient sauver des carrés.
Farid me regarde. Ce que je lui dis là, il le sait déjà. Il opine de la tête. Il imagine ses arbres devenus tout secs, sans feuilles. Il entend le bruit des tronçonneuses qui découpent les troncs. Il voit les tracteurs qui dessouchent, ou pire, il se promène au milieu du carré désert, les souches sur la terre morte comme un cimetière, tout juste de quoi faire courir des chèvres. Il connaît la valeur de l’eau. Il sait qu’elle est rare. Ce sens comme objectif, comme direction à donner à notre projet, nous le partageons. Il remonte un peu son chèche.
- Et si je n’ai plus que des vannes à tourner, qu’est-ce que je vais faire, le reste du temps ?
Ce n’est pas l’inquiétude de ne plus rien avoir à faire. Farid sait rester des heures en silence à regarder la seguia couler, comme envoûté par le murmure de l’eau. Voir l’eau couler, écouter l’eau, toucher l’eau, cela il ne le pourra plus quand les tuyaux de seize millimètres, pas un de plus, auront remplacé ses rigoles de terre. Je viens d’un pays où l’eau est abondante, un pays de fleuves larges, un pays de pluie en toutes saisons, et il ne m’est pas possible de ressentir comme Farid la fascination de l’eau vive qui sort de terre alors que l’oued est sec depuis longtemps. Cette sensibilité à fleur de peau, ce sens de l’oasis ne fait pas partie de ma culture, même si je la comprends, même si intellectuellement elle m’émeut. Alors comment la partager avec lui, le respect de l’eau… L’eau malmenée dans les tuyaux qui perd sa valeur… C’est à lui à se trouver un nouveau sens qu’il puisse accepter, dont il puisse s’imprégner. Devant Farid, je reste impuissant. Tout au plus, je peux lui suggérer… le mette sur la piste…
- Viens, Farid… On va à la station de pompage. Je vais te montrer comment cela marche !
Il me fallait trouver un prétexte pour lui montrer que l’eau est toujours là, bien présente, même enfermée dans les mécanismes. A coté de la station de lavage nous avons construit une station de filtration, une rangée de filtres à gravier, de filtres à tamis, et les systèmes de contre lavage. J’actionne une vanne et je fais jaillir l’eau, une eau claire que je prends dans le creux des mains pour me rafraîchir la tête. Puis je montre à Farid le chemin qu’elle prendra vers son carré d’orangers, je lui explique les vannes de purges qui permettent de laisser couler du débit à chaque instant. Farid m’écoute en silence. Je n’attends de lui ni réponses ni confirmations à mes propos. Je sais qu’il retient tout ce que je lui dis et qu’il emmagasine tout cela pour le mûrir un peu plus tard. Il ponctue mes phrases de « Inch Allah… » pour me signifier qu’il me suit. Puis je l’emmène dans un carré d’oranger déjà mis en eau. Je lui montre les goutteurs, et nous nous accroupissons un moment pour voir les gouttes perler, aussitôt bues par la terre. Il met la main de temps en temps pour en recueillir une dans le creux de la paume, comme pour vérifier que cela est bien mouillé.
- C’est le roi qui l’a voulu ! Il l’a déjà installé à Marrakech.
Farid m’apporte sa conclusion. Le roi est tout puissant. Il sait ce qui est bon pour les arbres. Sans que je l’interpelle, Farid me donne la signification que revêt pour lui tout mon travail au domaine. C’est le roi qui m’a envoyé pour mettre en place un système qui les dépasse. Le roi ne peut pas se tromper. Demain, tous les domaines voisins demanderont ma visite pour que je leur explique.
Vingt ans après, j’ai voulu revenir à Taroudant et parcourir les allées et les carrés d’orangers. J’appréhendais de ne pas retrouver la fraîcheur de mes souvenirs. Je craignais que le temps qui passe ait enjolivé toutes ces impressions fugaces. J’avais peur surtout de ne rien retrouver de tout ce travail, ou pas grand-chose.
A l’entrée, il y avait toujours le gardien. Ce n’était pas le même que vingt ans auparavant mais il était prévenu de mon arrivée. Il m’ouvrit la barrière. L’adjointe du gérant marocain m’accueillit. C’était une jeune ingénieur agronome. Elle aurait pu faire mon travail. J’avais un peu oublié la géographie des lieux. Elle me guida dans la visite du domaine. Tout était en place : Les stations de forage et de filtration, les batteries de vannes, les rangées de goutteurs. Le système avait même été élargi à de nouveaux carrés. Les orangers, les citronniers, les pamplemoussiers s’alignaient, impeccables, bien taillés, bien verts, chargés de fruits à venir. J’en avais la gorge serrée. J’ai demandé où était Farid. Il n’était plus là, parti pour une retraite bien méritée quinze années plus tôt. Je regrettais de ne pas pouvoir le rencontrer pour le féliciter sur la bonne tenue de son carré d’orangers.
Cette histoire n’est pas exemplaire. Elle est plutôt banale. Elle me servit pourtant longtemps de modèle. Encore maintenant je m’y réfère quand les objections deviennent fortes devant le changement. Il peut s’agir d’un processus dans une banque, d’une nouvelle machine dans une usine agroalimentaire, d’un nouveau produit pour une équipe marketing : Faire le deuil des anciennes façons et des habitudes bien ancrées passe par le sens que chacun va donner au changement. Chacun le vit selon sa sensibilité et son histoire personnelle. Comment alors rédiger une recette universelle qui donnerait la clé ouvrant à ce monde complexe ? Chaque homme est un carré d’orangers : apporter la solution pour l’un peut provoquer un problème pour l’autre, ou pour les autres, alors comment s’accorder ? C’est la finalité qui compte, la finalité commune qui réunit le groupe, et chacun y apporte ses ingrédients.
C’est l’histoire aussi d’un projet mené en commun, d’une équipe sur laquelle je n’avais pas autorité, mais dans laquelle je comptais. Ma ressource tenait autant dans ma compétence que dans mon ouverture aux autres, ma capacité d’écoute tout en restant moi-même. Je ne pouvais pas douter un seul instant du résultat. Je pouvais cependant me montrer incertain des moyens, et cette incertitude qui n’était pas feinte encourageait chacun à son niveau à apporter sa contribution. Je n’ai parlé que de Farid. J’ai simplifié. J’aurais pu aussi parler de tous les autres : de mon patron en France et de la direction des domaines royaux avec qui je négociait les délais et les coûts, du gérant du domaine qui s’inquiétait pour ses rendements, du service des douanes qui bloquaient mes camions pleins de matériel, des contremaîtres qui se disputaient les tours d’eau pour leurs secteurs respectifs, des chauffeurs qui comblaient les tranchées pour faire circuler leur tracteur, de mes équipes qui remuaient trop de poussière pour les arbres, de la colle qui ne séchait pas, des vannes qui fuyaient… et des autres domaines qui m’attendaient : celui de Mekhnès, de Beni Mellal, de Fez, de Rabat… J’ai choisi de parler de Farid pour illustrer mon propos parce que Farid était un relais. Le courant passait par lui pour se diffuser aux autres sur le terrain. Je n’étais pas maître du message, le message lui appartenait, mais je pouvais favoriser la communication. Il était ma porte d’entrée, une porte à double battant autant pour écouter que dire.
Cette histoire n’est pas exemplaire parce q’elle est unique : j’échouerais si je voulais la reproduire. C’est en même temps désespérant, il faut chaque fois tout remettre en question, et passionnant, chaque projet à mener permet de nouvelles découvertes, ouvre des horizons renouvelés.