La voie des contes

CONTES… MODE D’EMPLOI

Certains pourraient trouver des similitudes entre un roman ou une nouvelle, et un conte. Pourtant…

Je peux m’imaginer vivre l’histoire du héros du roman ou de la nouvelle, je comprends ses sentiments, son ressenti. Tout cela est abondamment décrit. Je le regarde vivre son aventure intérieure. Je me compare à lui. Il m’invite. Je rentre chez lui et je l’observe, comme un promeneur un peu voyeur. Je pourrais même y trouver des connivences.

Dans le conte, il en est tout autrement. Le conte me propose une maison vide. Le conte me décrit des faits, des actions, et c’est à moi de meubler les pièces. Je pourrais me contenter de parcourir le conte en y apportant un regard extérieur, sans trop m’attarder, la visite d’un château musée dont je ne connais pas l’histoire, juste un lieu de passage. Ou bien je peux m’y installer pour un moment, l’enrichir de ma propre mémoire, le garnir de mes souvenirs. Le conte, c’est moi. Je rentre dans le conte comme dans un rêve, mais ce n’est pas un rêve surgit de ma nuit, un rêve pour moi tout seul. Non, ce n’est pas mon rêve, c’est beaucoup plus que cela : C’est un rêve collectif venu de très loin, du tréfonds d’une ancienne mémoire, transmis par le miracle d’une tradition plus forte que l’oubli, un rêve passé de bouche à oreille, des milliers de fois, déformé, enrichi, remanié, réapproprié, et un jour couché sur le papier, un rêve dont suis le roi, le héros et la fée.

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Avant d’être lus, les contes étaient écoutés… La première raison à cela, c’étaient que ceux qui les écoutaient ne savaient pas lire ! Raison simplissime, et pourtant évidente. La tradition était orale. C’était la mémoire qui suppléait à l’écrit, une mémoire mouvante et fugace, imprégnée de subjectivité, inspirée d’événements vécus, la vie tout court…

La vérité délivrée par les contes ne passait pas par la grammaire, la syntaxe et le découpage des mots. La vérité apparaissait alors globale, toutes choses liées, indissociables, une vérité ronde et déroulée comme le fil de l’histoire à la veillée, au coin de l’âtre.

La perception du conte passait par la voix, l’intonation, l’accent du terroir, les silences, les gestes et les postures. Elle était collective, l’assemblée regroupée autour du conteur, les regards tendus vers ses mains qui s’agitaient, ou au contraire posées sur les genoux. Ils l’avaient déjà entendu dix fois, le conte, mais chaque  nouvelle récitation apportait son lot de détails imprévus, ou en retirait. Ils anticipaient  tout en attendant la surprise. Ils étaient comme des enfants qui demandent « raconte moi une histoire… », toujours la même sans qu’elle ne lasse.

Le conteur ne pouvait interrompre l’histoire une fois qu’il l’avait commencée. Personne ne l’aurait accepté. Il n’était pas question de couper le fil et de lancer une digression, un commentaire, une analyse. Le conteur était un musicien, son instrument sa voix, la partition le conte. Du lâcher prise de l’écoute naissait le charme, suspendus à ses lèvres, ils suivaient comme un seul homme. Et là se cachait le secret : C’est la totalité du conte qui importait, et non pas son découpage, son analyse aussi intelligente qu’elle aurait pu être. C’était l’impression fluide qui se dégageait, comme une intuition chaque fois renouvelée, et le silence qui suivait…

Les contes n’aiment pas être disséqués. Bien au contraire, ils apprécient qu’on tourne autour, qu’on les observe, qu’on les flaire. Bien vivants sous nos yeux ils se livrent alors en intimité. L’anatomie du conte s’apprécie dans son mouvement et non pas dans l’immobilité d’une bête morte allongée sur la table. C’est un vrai travail, et un art, de savoir extraire le charme et l’intuition des mots écrits, de les extirper des pages de papiers pour leur redonner de la vie.

 

Les contes nous viennent d’une tradition orale très ancienne. De bouches à oreilles, ils ont passé la barrière des siècles, et chaque passeur y a laissé son empreinte. Il n’y a pas d’auteur de conte : Ils appartiennent à personne, et donc à tout le monde.

En fait les contes n’avaient pas d’auteurs déclarés jusqu’au moment où des esprits brillants, munis d’une bonne plume et de quelque notoriété, décidèrent de les coucher sur le papier. De la même façon un entomologiste part à la chasse aux papillons, les attrape au hasard de sa promenade. Les fixant délicatement avec beaucoup d’art et de technique, il les épingle dans sa boite pour la postérité, les ailes bien écartées. Le papillon dans sa boite est-il en encore papillon, voletant de fleur en fleur, butinant, vivant sa vie d’un jour en livrant tous ses secrets fugaces avant de disparaître en laissant sa trace à la génération suivante ? C’est de cette façon que Grimm, ou Andersen, ou Perrault ont fixé les contes, capturés en plein vol et figés sur le papier pour des besoins littéraires.

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Était-ce œuvre de conservation, travail écologique de préservation des espèces menacées avant que le terme ne soit inventé ? Ou bien était-ce blocage de processus créatif, canalisation de la rivière, assèchement des marais, en quelque sorte une mise au pas de la nature, la prise en main de d’irrationnel, de l’incompréhensible et de l’improbable, le domestication de l’univers du conte qui court la campagne, sauvage et incontrôlé, émotions et sentiments débridés ? Quelle justification avaient-ils, à part leur propre notoriété ? Sous quel prétexte pouvaient-ils arbitrairement choisir celui-ci plutôt que celui-là, et jeter à la trappe des trésors qui auraient mérité, peut-être, être classés au patrimoine mondial de l’humanité ? Nous n’en sauront rien, et nous pourrons encore nous poser longtemps la question de savoir si tout aurait disparu corps et bien sans l’intervention des hommes de plume pour littéralituraliser les contes, ou si, justement, c’est cette littératuralisation qui les a tués…

La question que nous pourrions nous poser, pour échapper à ce dilemme, serait : Et si les papillons continuaient à voleter de fleur en fleur, que nous diraient-ils ? Parleraient-ils de rois, de princesses, de fées et de baguettes magiques ? Nous parleraient-ils au contraire de nos grandes villes, des puissants qui nous gouvernent, de la consommation, de nos entreprises ? Nous parleraient-ils de menaces de chômage, de la solitude dans la foule, du beau miroir de la télévision, le chat botté, le petit chaperon rouge, la belle et la bête revisités par un contexte moderne ? En fait, nous en voyons tous les jours des parcelles, des éclats tenaces dans les journaux, sur l’écran de nos télévisions, au cinéma, partout ces petites griffures qui nous viennent de si loin que personne ne pourrait croire…

 

Les contes nous emmènent souvent dans la forêt. Ne nous y trompons pas : Il ne s’agit pas de la forêt aimable aux allées bien ratissées, le parc naturel à la main de l’homme dans lequel nous recherchons paix et retour à la belle nature.

Non, nos contes, ceux sortis de notre plus vielle mémoire, débusqués de nos mythes ancestraux, nos contes nous emmènent dans une forêt plus inquiétante. En ces temps très lointains, à l’endroit du pays où nous vivons, la nature était sauvage et plongeait l’homme dans l’effroi. La forêt de ces temps reculée étendait ses ronciers inextricables, ses ravins sans fond, ses arbres entremêlés, un fouillis végétal impénétrable. Les lisières mêmes n’étaient pas franches comme de nos jours, nettes et coupées au cordeau. Les lisières ne commençaient nulle part. Elles s’étendaient sur un territoire incertain où l’homme ne régnait plus vraiment, mais où la forêt n’avait pas encore tout à fait prise.

Dans la forêt où se perdaient nos ancêtres vivaient des géants, des sorcières, des êtres maléfiques qui jetaient de mauvais sorts, qui guettaient les voyageurs perdus pour les entraîner dans des aventures mauvaises. Aussi y allaient-ils contraints et forcés, la peur au ventre, serrant leur manteau contre eux. Ils s’y risquaient sous bonne escorte.

Quelques téméraires dont c’était le métier fréquentaient la forêt : Les chasseurs et les bûcherons. Les chasseurs étaient remplis de courage. Jeunes et beau, ils affrontaient le danger pour ramener le gibier qu’ils poursuivaient. Entre deux chasses, ils revenaient dans leur monde civilisé. Les bûcherons besognaient dans la nature hostile, eux et toute leur famille, parce qu’ils vivaient pauvrement dans des cabanes au fin fond des bois, avec femme et enfants, enfants souvent très nombreux.

Les héros des contes s’engagent souvent dans la forêt dans la poursuite de leur quête. Ils s’y engagent ingénument, sans peur parce qu’ils ne savent pas, et ils apprennent vite. La forêt est un lieu d’initiation.

Quelles sont nos forêts, à nous, lecteurs modernes des contes ?

Dans quels endroits inquiétants de nous-mêmes nous entraînent ces récits toujours bien vivants ?

Où sont nos forêts du début du XXIème siècle ?

Chacun possède sa forêt dans laquelle il craint de pénétrer, et qu’il visite néanmoins en se perdant parfois.

La Clairvoyance

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