PÊCHE EN HAUTE MER
Depuis quatre jours, le filet n’est pas allé à l’eau. Le thonier trace sa route sur l’océan désert. Nous avons repassé l’équateur hier, redescendant vers le sud à la recherche du poisson. L’Afrique est à plus de trois jours de mer à l’est. Nous nous éloignons encore.
Les journées sont longues à bord. Depuis le lever jusqu’au coucher du soleil, les hommes se relaient aux jumelles pour traquer le thon. Les pieds écartés pour trouver la stabilité dans le léger roulis, le corps arqué et les bras allongés sur le fut des grosses lunettes binoculaires, ils fouillent l’horizon.
Nous sommes seuls sur la mer. Nous avons quitté la flottille qui tourne en rond plus au nord. La décision a été prise un soir après une journée sans rien voir, à s’échanger de thonier à thonier des messages désabusés. Le patron, c’est comme cela qu’on nomme le capitaine à la pêche, le patron a juste dit « route au sud » en donnant le cap pour la nuit. A bord, il n’y eut pas de commentaires. Ils le connaissent pour son caractère à chasser tout seul loin des autres, à sortir de la meute, et ce goût de la traque solitaire leur réussit plutôt bien : Ils remplissent régulièrement la cale. L’équipage est payé à la part. C’est la bonne décision du patron qui les enrichit. Plus que cela, appartenir à un bateau qui pêche leur permet de marcher la tête haute en revenant sur le quai.
La pêche au thon tropical est plus une chasse qu’une pêche : le thonier cherche sa proie et c’est souvent une traque épuisante et longue. Le thonier guette un poisson fuyant. Il part à sa rencontre loin sur l’océan et quand il le voit, parce que cette chasse se pratique à vue avec un sixième sens propre au chasseur, le bateau attaque sa manœuvre compliquée d’encerclement. Il lance son filet gigantesque. Il jette un piège béant autour du banc de thons sans plus de repère qu’un trouble léger sur la houle, un reflet plus sombre sur l’eau bleue, au flair.
Ils sont vingt à bord du bateau, vingt marins dans cet espace clos, dans une hiérarchie rigoureuse et bien ordonnée. Ils appartiennent soit au pont, soit à la machine, deux mondes qui cohabitent. Le pont, c’est la conduite du thonier, la manœuvre du filet, l’entretien du gréement, la recherche du poisson, la pêche elle-même. La machine, c’est le tréfonds du bateau, un espace étouffant et hurlant auquel on accède par une échelle étroite, les moteurs, les tuyaux, les vannes, les arbres qui tournent et qui menacent. Sur le pont, la vie est rythmée par le jour et la nuit, on ne met le filet à l’eau que le jour. A la machine il n’y a jamais d’arrêt, sauf à quai quand le moteur se tait. Le patron est le seul maître à bord. Son second dirige le pont, et le chef mécanicien la machine. Sur le pont, le bosco a le rôle particulier de s’occuper de l’engin de pêche, la senne, et de tous ses accessoires.
J’ai passé de longues heures avec le patron dans la salle des cartes. J’ai embarqué la semaine dernière, en pleine mer, transbordé d’un autre thonier de la flottille. Elève ingénieur, je suis en stage pour l’ISTPM, l’Institut Scientifique et Technique des Pêches Maritimes, qui deviendra par la suite IFREMER. Je navigue depuis maintenant plus d’un mois d’un bord à l’autre pour une campagne de mesure sur les sennes. Parti d’Abidjan, route au large, je vais vivre trois mois de transbordements. C’est le troisième thonier que je découvre. Toujours bien accueilli, j’arrive avec mon statut de scientifique, avec mon sac et mes engins de mesure, une sorte d’observateur privilégié, un intrus sympathique dans leur monde si particulier de la grande pêche hauturière sous les tropiques, la grande pêche intercontinentale du thonier senneur congélateur.
Le patron m’écoute avec beaucoup d’attention. Ce que je lui dis le plonge dans la perplexité. J’ai étalé des croquis de la senne, le schémas des nappes de filet qui constituent l’engin, la largeur des mailles, la grosseur et le poids des fibres, la chaîne qui le fait plonger, les flotteurs en surface, un rectangle qui, déplié, ferait onze cent mètres de longueur sur cent trente mètres de profondeur moyenne, près de quinze hectares ! Ce que j’ai mesuré sur les thoniers précédents ne correspond pas du tout à l’idée que l’on peut se faire en surface. Une fois le filet à l’eau, on ne voit rien de ce qui se passe sous la surface. Le pêcheur, aveugle, peut imaginer que la senne, une fois à l’eau, alourdie par le poids des chaînes et du lest, chute rapidement vers la profondeur pour fermer l’accès au thon, l’empêcher de s’échapper. C’est tout l’inverse que j’ai pu mesurer : une vitesse de chute faible, le filet tendu par devant et par derrière, la résistance de l’eau, l’effet du courant, la flottabilité des nappes d’alèze… Tout empêche la senne de descendre vite à sa profondeur. Sur le thonier, le patron peut l’imaginer à cent mètres sous la surface, alors qu’elle peine à atteindre soixante mètres.
- Mais alors, à quoi cela sert-il d’avoir un filet aussi profond s’il n’arrive qu’au tiers de sa chute ? Le poisson peut s’échapper quand il veut !
Je sens que le patron revit tous les coups de sennes ratés, tous ceux où le filet remonte vide, le poisson disparu mystérieusement alors qu’il semblait le tenir.
- Tournez moins vite ! Si vous larguez la senne en donnant moins de vitesse, alors, le filet plongera plus profond.
Il me regarde, moi le scientifique, stagiaire tout juste embarqué, donner mon point de vue sur une technique qu’il pratique depuis des années. Comment pourrais-je imaginer la fébrilité qui gagne tout l’équipage quand la senne part à l’eau : des jours de recherche, le poisson fuyant, le doute et en même temps la fièvre de le tenir enfin ! Et le filet qui se dévide et part à l’eau, la course du thonier contre la vitesse du banc de thon, tout l’équipage là sur le pont à guetter, et même ceux de la machine ! Ralentir le bateau… Ralentir la machine… Attendre alors que le poisson fuit… Dubitatif, le patron regarde mes croquis.
- Tes appareils, là-bas… Tu es certain qu’ils mesurent bien ?
Il jette un regard vers le pont arrière. Contre la rambarde bâbord, là où est rangée la chaîne, le lest de la senne, une masse lourde d’acier, j’ai accroché mes batikimographes, des tubes d’un demi mètre de long, étanches, qui contiennent le mécanisme enregistreur : un cylindre qui se met en rotation une fois le tube à l’eau, un stylet qui inscrit la courbe de la profondeur en fonction du temps, une mécanique d’horlogerie qui doit plonger entraînée au fond de l’eau par le filet dans la manœuvre violente, et remonter intacte pour restituer le précieux enregistrement. Pendus au bout d’une ralingue à la chaîne, je les ai emmitouflés dans un filet sur plusieurs épaisseurs pour les protéger des chocs.
- J’en ai fixé quatre… Et je montre au patron sur le croquis de la senne l’emplacement de mes appareils.
Je n’en ai que cinq avec moi. En mettre quatre sur un seul coup de filet est un risque. Les perdre remettrait en cause la suite de ma campagne. Je veux en avoir le cœur net : comment se comporte ce filet gigantesque une fois à l’eau !
Depuis la passerelle, le second jette un coup d’œil vers nous. Il devine à la tension du patron que quelque chose se trame. Pourtant il ne dit mot. Il sait bien qu’il n’aura pas de réponse à sa question, ou juste un grognement.
- Faut essayer alors !
Moi, je ne rajoute rien. Je plie mes feuilles l’air de rien. Je sais que j’ai gagné le droit à un premier essai. Je croise les doigts. Pourvu que mes appareils donnent au moins un résultat, qu’ils remontent tous, que les rouleaux enregistreur tournent, que les stylets inscrivent leur courbes… Je les ai vérifiés dix fois, je les ai essayés en profondeur lestés au bout d’un filin, je les ai graissés, soignés, bichonnés, et je m’inquiète de devoir les précipiter à l’eau entraînés par les tonnes de la chaîne.
Ce n’est que le lendemain, en fin de matinée, que nous virâmes. Sous le soleil presque au zénith, le thonier poursuit sa traque. Le matelot sur l’aileron tribord qui les voit le premier.
- Des oiseaux… Des oiseaux à deux heures…
Le cri alerte aussitôt tout le bateau. Le patron sort de la salle des cartes, pas trop vite pour faire preuve de maîtrise, les jumelles déjà à la main.
- Où ? demande t-il.
- Là-bas… Indique le matelot en tendant le bras dans la direction.
Les jumelles se braquent, celles du patron, celles du second, celles du chef mécanicien monté de sa machine, les grosses binoculaires du matelot qui a repris la pose. J’en ai aussi et j’essaye de distinguer ce qui les alerte. Ils commentent et je ne vois rien.
Le patron donne un ordre de route et le thonier infléchit légèrement sa trace. Les jumelles tournent en même temps que le bateau. Les oiseaux sont maintenant droit devant. J’ai beau écarquiller les yeux, je ne vois toujours rien.
La rumeur a déjà couru tout le thonier. Le cuisinier a laissé ses fourneaux. Tout s’arrête quand on pêche.
C’a y est… Je les ai vus ! Les oiseaux sont des points blancs au ras de l’horizon. Ils plongent, remontent, virent, disparaissent, réapparaissent. Au grand large, ils se ressemblent au dessus du poisson. Ils devinent leurs proies sous l’eau et ils arrivent à tire d’ailes de nulle part. Sous eux, il y a d’abord du tout petit poisson, des anchois, de la gleure comme ils disent à bord, puis du plus gros qui se nourrit des touts petits, puis du poisson encore un peu plus gros, puis enfin le thon. Toute la chaîne alimentaire est là, avec comme premier maillon le plancton qui flotte au gré des courants, de la température de l’eau, de la salinité. La mer n’est pas homogène et les pêcheurs le savent.
Sous les oiseaux, il y a peut être les thons.
Tandis que le thonier s’approche, la bande d’oiseaux se disperse. Le patron n’a encore rien dit. Il a baissé ses jumelles et observe la mer pensivement. Le second guette sa réaction.
- On s’approche pour voir…
Sur la passerelle ils ont compris. Le thonier ralentit sa course. Une main se tend à bâbord.
- Là !
Il y a du poisson, là, sous l’eau bleue, dans la houle. Ils s’excitent tous et moi, je ne vois toujours rien. J’assiste en spectateur à leurs commentaires.
- De l’albacore…
Ils ont vu le gros thon à nageoire jaune, le yellow fin ! Le patron me jette un coup d’œil. Je ne pose aucune question. Je me fais transparent.
- On tourne…
Le patron a juste dit deux mots. Son ton calme contraste avec l’action qu’il déclenche. Galopades sur le pont… Trois matelots courent à la poupe, escaladent la masse de la senne pour grimper dans le skiff, une embarcation de tôle épaisse, lourde, qui glissera sur le plan arrière pour terminer dans une gerbe d’eau dans le sillage du bateau, entraînant avec elle la senne. Le treuilliste est déjà en position à son pupitre, un regard par-dessus son épaule vers le patron installé à son poste sur l’aileron bâbord. Tous suivent le mouvement des oiseaux qui se sont éparpillés à l’approche du thonier.
- Là-bas… Ils plongent !
Un bras se tend à dix heures, et les regards le suivent.
Le thonier à petite vitesse cherche la bonne position pour larguer. Il s’éloigne, il revient, il semble hésiter. Larguer une senne est une opération lourde de conséquences… Le patron a droit à un seul coup. Une fois le filet à l’eau, le poisson dedans ou parti plus loin, il faudra conduire la manœuvre jusqu’au bout, une manœuvre qui dure deux bonnes heures, deux heures de travail épuisant et dangereux à manier les nappes de filet, le lest, à tout ramener à bord bien rangé et lové pour repartir à l’eau à l’occasion suivante.
Je ne vois toujours rien, sinon quelques oiseaux qui s’entêtent à plonger dans la vague à quelques encablures du thonier.
- LARGUEZ…
C’a a été un cri, un seul cri sorti de la bouche du patron, un cri puissant, et puis après il se tait.
Au cri du patron, le maillet du chef du skif s’est écrasé sur le crochet qui tient le câble, libérant l’embarcation. Celle-ci glisse doucement, puis prend de la vitesse, entraînée par son poids. Elle part à l’eau. Elle plonge dans le sillage en se balançant dangereusement. Le skif sert de point d’ancrage au filet, le point fixe d’où s’éloigne le thonier qui dévide la senne sur son arrière dans un mouvement circulaire, pour revenir fermer la boucle, fermer le piège.
- Moins vite...
Le patron prend lui-même les commandes. Il ralentit la course. Tous, interloqués, le regardent. Je sens un flottement, de l’inquiétude. Toute la tension de la pêche est là, palpable. Le poisson fugitif dans l’eau profonde quelque part devant nous, à bâbord, le filet qui ne va jamais assez vite à sa rencontre pour le stopper dans sa course, le poisson qui fait demi-tour, le poisson que l’on ne voit pas, le poisson qui disparaît, et tous sur le pont, tremblants, anxieux de la manœuvre, spectateurs impuissants, s’agrippant aux rambardes comme pour pousser le thonier vers l’avant : aller plus vite que le poisson, gagner sa vitesse, vite… Fermer la boucle…
- Moins vite !
Ils ne comprennent pas. Ils se révolteraient presque devant un ordre aussi absurde. Je les imagine, là-bas dans le skif. Ils doivent se demander : Mais qu’est ce qu’ils font ? Des ennuis de machine ?
Le patron ne dit plus rien, aucune explication, pas de commentaires. Il ne serre même pas les dents, comme indifférent à tous les regards braqués sur lui, des regards qui semblent avoir oublié de chercher encore le poisson, comme si, déjà, tout était perdu, un coup pour rien dans une manœuvre incompréhensible.
Le filet se déroule. C’est moi maintenant qu’on regarde. Ils se doutent bien que j’y suis pour quelque chose et le second se souvient de nos conciliabules dans la salle des cartes. Le dernier batikimographe est parti à l’eau dans le fracas de la chaîne. J’ai serré les poings en le voyant disparaître.
Le thonier revient sur le skif. On récupère la partie arrière de la senne au bout d’un câble. Le treuil va pouvoir commencer à récupérer les centaines de mètres de la coulisse qui ferme le piège par-dessous.
- Doucement au treuil… Pas tout de suite !
Le patron a décidé d’aller jusqu’au bout. Il a dans l’œil le croquis de la senne. Il la visualise là-bas sous la surface. Il la voit encore en train de plonger et le poisson qui court quelque part cherchant à fuir le bruit du bateau. C’est à l’endroit le plus éloigné, au milieu de la longueur du filet qu’elle doit être au plus profond, lui en laisser encore un peu le temps. Le treuilliste a les mains crispées sur ses manettes. Il a envie de crier : « Et le poisson ? », mais il ne dit rien. Il attend l’ordre de virer. C’est un grand silence à la passerelle, un grand blanc. Ce n’est même plus une question de part, d’espèces sonnantes et trébuchantes, la paye qui s’en va sous le filet, qui fout le camp parce que le patron a dit d’attendre, c’est bien au-delà de cela : Une rupture de l’ordre des choses, attendre près d’une semaine à s’user les yeux à la recherche du thon et une fois à portée, mettre le filet à l’eau pour le laisser s’échapper.
- Ok ! On y va maintenant, doucement…
Soulagé, le treuilliste écrase la manette. Les tambours se mettent en route, à avaler le câble ruisselant. La manœuvre est toujours trop lente, mais encore plus lente cette fois-ci. Tant que toute la chaîne n’aura pas été remontée à bord, il restera une possibilité pour le poisson de s’échapper.
Un premier batikimogramphe apparaît. Je descends pour le récupérer. Je les ouvrirai tous ensemble une fois la manœuvre terminée. Les regards sont lourds sur mon dos. Le scientifique… Les mesures… Elles risquent de leur faire perdre tout leur bénéfice, et la fierté de marin de grande pêche, ceux des thoniers, une caste à part.
Je récupère le second appareil, puis le troisième, et enfin le dernier. Je les range soigneusement dans leur filet protecteur. J’ai hâte de les ouvrir, anxieux du résultat de mes mesures autant que du produit de la pêche. Il est encore trop tôt pour voir. Ils commencent à murmurer sur le pont. L’avant de la senne est passé au power block tout en haut du mât. Elle se déplie comme une aile. Le thonier commence à rembarquer son filet. Encore un peu et nous saurons…
- Il est là…
La plus grande partie de la senne est déjà réembarquée, déposée sur la plate-forme arrière en nappes bien rangées, les flotteurs à tribord, le lest à bâbord. Le skif maintient ouvert ce qui reste encore à l’eau, un bassin d’eau profonde qui se rétrécit et dans lequel apparaît le thon.
- Un gros coup… De l’albacore !
La masse des thons grouille dans le filet qui l’enserre. La salabarde se met en action pour les remonter de la mer une dizaine à la fois et le déposer sur le pont, des poissons de près de cent kilos chacun. Il y en aura environ quarante tonnes qui disparaîtront aussitôt avalés par la goulotte qui les descend dans la cale. Tous les marins qui s’agitent sur le pont ont oublié la lenteur de la manœuvre. Le patron est descendu voir les premiers thons remontés par la salabarde, puis il a aussitôt regagné sa passerelle.
Le soir, au carré, il y a débriefing. Nous commentons les enregistrements des batikimographes. Mes appareils ont bien fonctionné.
- Le milieu du filet… Il a plongé à plus de soixante dix mètres !
- L’aile avant a été remontée un peu vite…
- Sa profondeur théorique, c’est cent vingt mètres… Elle n’est descendue qu’à cinquante mètres. Incroyable. Tout le poisson pouvait passer dessous.
Chacun y va de son appréciation. Le bosco émet l’hypothèse que mes mesures sont fausses.
- Et si on avait tourné plus vite ? Qu’est ce qu’il se serait passé ?
Le patron intervient.
- Si on avait tourné comme d’habitude, le filet serait descendu de moitié. Peut être bien qu’on aurait perdu le thon, qu’il aurait filé par-dessous en fuyant le bateau !
- Ou peut être qu’on en aurait pêché le double…
On ne le saura jamais. La pêche à la senne, même si elle met en œuvre des moyens puissants, n’est pas une science exacte. Le patron a pris tous les risques, et il a gagné. A t-il tout gagné ? Ou bien n’a-t-il gagné qu’une partie ? Nul ne pourrait le dire. Il a gagné pour son équipage, et c’est là le principal. Il a forcé le changement, il l’a imposé seul et autoritaire. Il n’a pas partagé ses doutes, distant même vis-à-vis de son second, isolé dans son commandement. C’est la promiscuité du bord qui l’impose. L’équipage prendrait comme marque de faiblesse qu’on l’interroge, qu’on lui demande son avis. Les hommes font leur travail sans relâche et la hiérarchie est forte. C’est la tradition de la pêche. J’ai vu le patron à l’œuvre. Il décide la route, il dirige la manœuvre, il donne ses directives à mi-mots, laconique. Personne ne discute. Sa légitimité ne prête pas à contestation.
Comment cela se peut-il à bord, alors qu’à terre un tel management provoquerait aussitôt l’incompréhension, la querelle dans entreprise, dans usine, dans l’atelier, dans les bureaux ? Quel chef d’entreprise, quel cadre pourrait agir de la sorte avec ses collaborateurs, ses employés, sans se voir aussitôt accusé d’autocratie, de tyrannie ?... Et pourtant quel chef d’entreprise, quel cadre n’espèrerait pas avoir autour de lui une équipe aussi soudée, aussi motivée qu’un équipage à la pêche ?
Le patron de pêche a la légitimité d’avoir été simple marin comme eux tous. Il a pris son rang par le mérite. Il les connaît tous. C’est presque une famille isolée dans ce milieu confiné du bord, en autonomie dans l’environnement hostile de la haute mer. Non seulement le patron est le représentant de l’armateur, mais il est seul maître à bord. Il jouit d’un pouvoir légal. Et puis ils sont tous solidaires, payés à la part, chacun son pourcentage qui varie selon son rang, unis dans un seul but, gagner leur salaire, durement. Et puis il y a encore plus, la fierté d’être du même bord, d’être meilleur que les autres thoniers, pouvoir marcher bien droit sur le quai !
Ce mode de management n’est pas reproductible… Surtout pas ! Le bateau de pêche est un laboratoire dans lequel on isole un équipage dans des conditions extrêmes. Dans ces conditions particulières, ne vaut-il pas mieux imposer les événements ?
J’ai vécu une autre expérience qui m’a fait connaître une conduite du changement partagée, expliquée, commentée, préparée… l’opposé de la manœuvre du thonier, et pour chacune, le ton était juste. J’étais revenu à terre. C’était au Maroc. La mutation n’était pas moins radicale, il fallait pourtant la mener différemment. Quel leadership devait-il alors s’imposer ? Et la vision partagée de l’objectif ?...